Ma chère fille,
Je sais que tu sais l’importance de ce qu’on a coutume d’appeler le devoir de mémoire. Tu le sais grâce à ceux qui t’ont élevée, grâce à tes enseignants, grâce à toi-même, à ton intelligence et à ta maturité. Tu le sais parce que la ville dans laquelle tu vis et étudies est parcourue, suturée, saturée de traces du passé, cicatrices vivantes d’un passé douloureux ou lumières éblouissantes d’un passé glorieux. Et même ton prénom - Jeanne - est dépositaire d’une haute charge historique et mémorielle dans cette ville des Sacres où une autre Jeanne s’illustra jadis.
Mais bon, tu es jeune, tu vas de l’avant, tu ne vis pas dans le rétroviseur, tu préfères être portée sur les ailes de l’avenir que de cultiver encore et encore les racines du passé. Parfois je discerne un petit sourire sur ton visage quand je me prépare pour une cérémonie commémorative. Oh, pas moqueur, ce sourire - à peine. Mais je sens de ta part comme un : « et si on passait à autre chose ? ».
J’essaie de lire en toi. Le devoir de mémoire ? D’accord, c’est important. L’hommage à ceux qui se sont sacrifiés pour leur pays ? Oui, bien sûr, nous leur devons une gratitude sans limite, mais on ne va pas passer notre temps à le dire et le redire. L’importance des leçons et des avertissements de l’Histoire ? Bien sûr, mais les générations futures ont aussi d’autres chats à fouetter, à commencer par cette planète en péril que la célébration des Poilus ou des Résistants, sans aller jusqu’aux compagnons de Jeanne d’Arc ou aux soldats de Valmy, ne permettra en rien de sauver. Papa, tu vas finir par ressasser, et à quoi bon revenir sur toutes ces choses passées ?!
J’entends tout cela, ma fille. Je sais que l’Histoire ne se répète jamais et qu’il ne faut pas vivre la tête dans les vieux grimoires avec le fantasme d’un passé idéalisé. Ce n’était pas mieux avant, j’en conviens aisément.
Mais voilà : nous avons appris, nous réalisons chaque jour un peu plus, que ce que nous pensions à tort appartenir au passé demeure, hélas, bien présent, et risque aussi de peser lourd sur notre avenir commun.
Je parle par exemple de la guerre. Qui a fait un retour fracassant et tragique en Europe depuis un an, faisant voler en éclats nombre de nos certitudes sur la paix et la stabilité du continent.
Je parle des libertés individuelles, menacées un peu partout dans le monde. Je parle de la démocratie, ce bien commun beaucoup plus fragile qu’on ne le pensait et dont le triomphe planétaire prophétisé par le philosophe Francis Fukuyama - dont tu as sûrement entendu parler au lycée - n’est jamais advenu. La démocratie est défiée par le populisme, par les haines qui se déversent sur les réseaux sociaux, par les fake news tous azimuts, par un désir de liberté qui s’émousse ici et là. Rien de plus actuel que le combat pour défendre la démocratie !
Nous devons nous souvenir des tragédies du passé pour qu’elles ne se reproduisent pas et parce que les combattants de la liberté d’hier et d’aujourd’hui forment une cohorte héroïque et continue au service de la paix et de la sécurité. Au service de cette valeur qui était encore jugée si ringarde il y a quelques années mais qui a fait un spectaculaire et salutaire retour en force : la souveraineté nationale. C’est-à-dire la maîtrise de son destin. Et donc la capacité à se défendre, à protéger ses intérêts vitaux. J’en discuterai d’ailleurs prochainement avec mes collègues à l’Assemblée Nationale dans le cadre de la Loi de Programmation Militaire.
Tu sais, le devoir de mémoire n’est pas une clause de style. Ce n’est pas un rite. Ce n’est pas une manie républicaine teintée de nostalgie. C’est au contraire un élan. Une énergie. Une inspiration.
Ton lycée porte le nom d’un grand Républicain mort il y a plus d’un siècle. Jean Jaurès était un pacifiste convaincu, mais convaincu aussi de l’importance de la chose militaire et du lien armée-nation - il a d’ailleurs écrit un ouvrage sur la France et son armée. Il était à la fois un internationaliste de doctrine et un ardent patriote qui croyait dans son pays, dans ses valeurs, dans ses ressources. C’était un grand esprit laïc qui avait foi dans les forces de l’Esprit. Son message n’est pas daté. Tout au contraire !
Il est d’une très grande actualité et il nous oblige face aux dérèglements du monde et à la barbarie qui jamais ne désarme. La preuve : un texte de Jaurès a été lu lors de l’hommage national à Samuel Paty en 2020, un texte qu’il avait écrit à la fin du XIXe siècle à l’adresse des instituteurs, un texte qui résonne fortement aux oreilles et au cœur de tous les enseignants de notre époque – et des parents d’élève.
Je sens que tu gardes ton sourire. Très légèrement moqueur. La jeunesse est pénétrée de la conviction qu’elle fera mieux que ceux qui l’ont précédée. Et elle a parfois raison !
Mais je sais que tu sais que tes aînés d’hier et d’aujourd’hui ont des choses à te dire, et je sais que tu les écoutes … avant de passer à autre chose … mais non sans avoir tiré profit du message qu’ils t’adressent et que tu garderas en mémoire d’une manière ou d’une autre.
Tiens, je distingue une lueur de reconnaissance dans tes yeux. A toi, à vous, à nous l’avenir, nourri du passé !